Lupus s’était éloigné du Lac depuis plusieurs heures. Avec le groupe qui restait sur ses berges, Etelka qui semblait en émoi à cause, c’était devenu trop risqué. Trop de monde se pressait autour de l’étendue d’eau, donc, instinctivement, l’herboriste s’en était éloigné. Il avait remonté la pente d’une montagne, avec comme destination une forêt de chêne et de pins mêlés dans une joyeuse cacophonie des sens. Dans l’air, se mélangeaient les effluves de feuilles mortes et de sève de sapin, tandis que l’air se chargeait de poussières, dorées sous les rayons du soleil.
L’androgyne inspira une goulée d’air, encore frais à cette heure de la journée. Le cadre était splendide, certes, mais lui, il n’avait d’oeil que pour ce qui était à ses pieds. Le milieu était le plus idéal pour le développement de plusieurs plantes aux propriétés intéressantes.
Il y avait bien sûr l’Ail des ours, celui qui entrait dans la composition du célèbre Elixir d’Ail des ours. Cet élixir avait comme propriétés de stimuler la mémoire, très utile pour les classes marchandes notamment et, surtout, de prévenir et de réduire les douleurs articulaires. Une sorte d’ersatz d’eau de Jouvence, en réalité, sauf qu’au lieu de faire rajeunir, l’élixir effaçait juste les signes de la vieillesse. D’autant plus que sa forte teneur en alcool, l’élixir étant composé à moitié d’eau-de-vie, permettait d’apaiser les personnes les plus aigries. Sinon, en cataplasme, les feuilles crues constituaient un assez bon désinfectant.
Dans sa liste de recherche, il y avait aussi la Tripe de roche. Cette sorte de fougère poussait principalement sur les terres arides ou même dans les fissures des roches et des falaises. Les forêts montagnardes étaient donc leur terrain de prédilection. Les feuilles et les racines mélangées pour former des espèces de petites boulettes à gober calmaient les douleurs urinaires masculines. Suivant les patients, elles pouvaient aussi guérir la constipation, mais les résultats étaient trop aléatoires, sans que Lupus n’ait pu encore en comprendre les raisons.
L’Asaret européen, ça c’était une plante. Une vraie plante qui pue aux pieds des cueilleurs. Lupus n’aimait pas spécialement la récolter, il suffisait d’en écraser une pour avoir l’odeur sous le pied, et donc sous le nez, pendant trois jours. On avait beau se laver, les pieds, les chaussures, autant qu’on veut, l’odeur restait, désagréable au possible. Par contre, sa racine était un puissant anti-douleur. Elle était utilisée en pommade avant une amputation, notamment, pour éviter au malade de trop souffrir, mais cet usage n’aidait pas sa réputation malheureuse. Enfin, ses feuilles permettaient de faire vomir n’importe quel grosse brute, certains guérisseurs assurent même qu’ils avaient réussi à faire vomir un cheval avec.
Lupus, le nez vers le sol, le scrutait pour voir s’il n’en trouvait, une de ces espèces, ou même une autre qui pousserait dans le coin. C’était aussi une des facettes de son métier : il pouvait toujours avoir des surprises, de nouveaux enseignements chaque jour.
Ses pas le guidèrent, aujourd’hui vers des plants d’asarets. Lupus fronça le nez sous l’odeur qui émanait déjà des plantes, avant même qu’il les ait touchées. Il s’abaissa pour commencer à les cueillir. Le tout était d’éviter de les déchiqueter, et ça devrait aller. De toute façon, ce qui l’intéresait le plus étaient les racines. Il mettrait quelques feuilles dans une poche isolée de son sac, si ce genre de poches existaient encore dans sa besace pleine à craquer. Sinon, il prendrait juste les racines.
Sans gêne, il n’y avait personne de toute façon, l’androgyne se mit à genoux devant les plantes. Il en déterra trois, prenant garde ne pas arracher les racines pour en conserver un maximum. Il les nettoya au maximum de la terre qui les recouvraient et les posa à côté de lui.
Il allait aplanir la terre à l’endroit où il avait arraché les asarets quand un pied, et quel pied !, manqua de lui écrabouiller la main. Il sursauta violemment, et recula dans un bond effrayé. Non mais sérieusement, ça va pas dans sa tête où quoi ?! Depuis quand on écrase les gens comme ça ! Même tenter de les écraser, c’est pas poli ! Lupus était furieux.
Mais pas autant que quand il voulut hurler contre l’hurluberlu mal léché et que pour ce faire, il inspira un grand coup, qui expira aussitôt. L’odeur était immonde et prenait à la gorge. Lupus sentit les larmes lui monter aux yeux et faillit rendre son repas contre un chêne voisin. Mais son dernier repas remontait à trop longtemps pour qu’il puisse régurgiter quoique ce soit. Il se contenta de mettre sa main sur sa bouche, les yeux révulsés.
Quand enfin il put respirer, le nez plissé par l’horrible odeur, il regarda son agresseur. Une femme, en plus ! Ah bah bravo. Où était passé les légendaires innocence, douceur et candeur de la gente féminine ? Certainement parties en voyage avec cette... Chasseresse en plus ! Ah ça, c’était le pompom ! Elle ne respectait ni les plantes, ni les animaux. Encore un guerrier bourru, bon, qu’il soit con et insensible, c’était une chose. Mais là, ça dépassait les bornes.
Pour vous expliquer un peu plus clairement, après avoir tenté d’assassiner la main de l’herboriste, son outil de travail, la demoiselle avait allègrement piétiner le parterre d’asarets, écrabouillant les feuilles odorantes. Elle allait en payer les frais, des pieds qui puent. Et Lou aurait trouvé cela extrêmement drôle s’il n’avait pas été aussi asperger de ce jus de chaussette.
Les joues rouges de colère, il la foudroya du regard. Et cela ne s’améliora pas quand elle ouvrit la bouche.
“- Voilà donc une personne bien jeune pour s'aventurer seule, dans une contrée aussi éloignée des villes. Puis je connaître la raison de prunelles si brûlantes à mon égard ?
- Vous avez le nez bouché ou quoi ?”
Lupus aurait bien eu envie de l’insulter, mais il se retint. Foutue politesse. Il respira un moment, autant qu’il put avec l’odeur qui flottait toujours. Il serra les dents. Il était d’autant plus énervé qu’elle avait commencé par l’éternel objection sur sa jeunesse et sa présence solitaire dans les bois. Au bout de cinq ans à lui répéter la même rengaine, il en était fatigué. D'autant plus qu'il ne s'en sortait pas si mal : certes il était maigre, mais il mangeait à sa faim tous les jours, ou presque.
“- Éloignons-nous un peu.”
Lupus se retourna pour s’éloigner d’une centaine de pas, histoire que l’odeur soit plus supportable.